Golden Eighties , film français et belge de Chantal Akerman, sorti en 1986
Analyse critique[]
Alors que point la crise économique des années 1980 où les ventes s'amoindrissent, les commerçants et leurs employés d'une galerie marchande se laissent aller à leurs désirs : amours et rencontres se mêlent, se font et se défont sous l'égide d'un badinage inconstant et de plaisirs à se sentir aimé... de loin ! L'institution du mariage fait envie mais reste improbable tandis que les couples mariés et déjà établis résistent sans raison hormis, peut-être, le fait de pouvoir poursuivre et sauver leurs affaires commerciales. Rêver à l'amour devient donc une occupation qui se célèbre, comme dans une comédie musicale où tout est faux et heureux. Plusieurs femmes et hommes s'y emploieront avec vigueur comme pour illustrer le fait qu'un désir n'est jamais perdu : il peut ressortir quelque part, chez quelqu'un, ailleurs.
Le film est une parenthèse dans le cinéma plutôt sombre de Chantal Akerman, C'est un clin d'œil très coloré à la comédie musicale : on chante l'espoir et la nostalgie, on s'ébroue dans le décor clinquant d'une galerie marchande, les shampouineuses d'un salon de coiffure y officiant comme le chœur antique. C'est bien sûr un hommage à Jacques Demy. Le film prend à bras-le-corps l’artificialité qui fit les beaux jours du genre sous l’égide des cinéastes classiques hollywoodiens. Tourné en studio, le film se déroule quasi intégralement dans un décor unique qui s’apparente lui-même à une devanture factice, puisque l’action se trouve circonscrite à une galerie marchande encadrée par deux vitrines : d’un côté, le magasin de prêt-à-porter de la famille Schwartz, promis à leur impétueux fils Robert, de l’autre, le salon de coiffure de Lili , amante de Robert mais également maîtresse de M. Jean , un gangster local. Entre ces deux pôles reliés par un bar propice à toutes les confessions, Akerman organise une sorte de ping-pong sentimental aux allers-retours rythmés par les transports amoureux.
Ces marivaudages rapprochent presque le film de l’univers des sitcoms, alors émergentes à la télévision française, comme en témoignent les tenues bigarrées et les décors pastels en carton-pâte. Ce monde hors du temps forme presque une prison dorée, festive et asphyxiante, qui enferme ces jeunes damoiseaux rêvant du grand amour. « Juste un petit accident » souhaite Robert, dont le futur apparaît tout tracé dans les pas de son père. Dès la première séquence musicale, les rêves d’ailleurs se trouvent étouffés par le décor, le chant de Sylvie , la patronne du bar, s’envole vers son amant parti faire fortune en Amérique, mais demeure encerclée par son zinc, sa machine à café et des canettes estampillées Coca-Cola. La plupart des numéros, souvent cadrés en plans fixes, sont empreints ainsi d’un relatif statisme, comme si les sentiments exprimés par la musique demeuraient empêchés.
Cette sensation d’un univers clos se recoupe avec le devenir mélancolique des personnages. Les parents de Robert, qui refusent que leur fils poursuive son idylle fougueuse avec Lili, ont tous deux connu des inclinations similaires qu’ils ont fini par abandonner : Jeanne Schwartz était éprise d’Ely , qu’elle retrouve par hasard dans la galerie, tandis que son mari évoque la « femme impossible » qui l’obsédait avant qu’il ne reprenne le droit chemin du mariage. Alors qu’il fait le récit de cet amour perdu, le patriarche se voit peu à peu isolé dans le cadre par les rideaux tirés des cabines d’essayages, allégorie des désirs mis sous cloche qui constituent le dénominateur commun des personnages. Ely, vieil américain que Jeanne fréquenta après la guerre, ira jusqu’à compléter les phrases de Sylvie lors d’une discussion à cœur ouvert, comme si tous deux partageaient la blessure d’une passion tue.
Pour créer un appel d’air, Akerman vient régulièrement percer cette bulle autarcique par des mentions discrètes au monde extérieur : M. Schwartz peste contre la récession économique qui fait rage au-dehors et Ely évoque les camps de concentration où Jeanne fut déportée, souvenir du destin tragique des parents de la cinéaste. Au détour d’un plan sur une vitrine, un reflet permet même d’apercevoir longuement Chantal Akerman derrière sa caméra, fissurant ainsi jusqu’au vernis de la fiction. La scène finale de Golden Eighties est enfin l’occasion pour les personnages de sortir de la galerie, et donc, pour le film, de s’extraire des décors en studio, au moment où Robert décide de suivre l’élan de son cœur. C’est peut-être là que s’affirme la part la plus « moderne » de la cinéaste : il faut quitter le cadre, confortable mais verrouillé, d’une fiction fabriquée de toutes pièces pour espérer peut-être vivre en accord avec ses désirs.
Distribution[]
- Delphine Seyrig : Jeanne Schwartz
- Myriam Boyer : Sylvie
- Fanny Cottençon : Lili
- Lio : Mado
- Pascale Salkin : Pascale
- Charles Denner : Monsieur Schwartz
- Jean-François Balmer : Monsieur Jean
Fiche technique[]
- Réalisation : Chantal Akerman
- Scénario : Chantal Akerman, Pascal Bonitzer, Henry Bean, Jean Gruault et Leora Barish
- Musique : Marc Hérouet
- Photographie : Gilberto Azevedo
- Montage : Francine Sandberg
- Sociétés de production : La Cecilia, Paradise Films et Limbo Film AG
- Durée : 96 minutes
- Date de sortie : mai 1986 (Festival de Cannes)